Au-delà des constatations faites par le Comité onusien des droits de l’homme sur l’affaire Jilani Daboussi, c’est une justice à double vitesse qui a prévalu sous l’ère de la Troïka de 2011 à 2013, qui est aujourd’hui pointée du doigt par l’un des mécanismes onusiens de surveillance et de suivi des droits humains. L’affaire et l’explication des experts.
Un grand rebondissement est venu bouleverser l’affaire du défunt Jilani Daboussi avec l’émission d’une série de «constatations» par le Comité des droits de l’Homme, organe de surveillance du Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, à Genève, au titre desquelles il reproche aux autorités tunisiennes d’avoir «failli à leur devoir de protéger la vie de Jilani Daboussi, qui se trouvait sous l’autorité de l’État» et estimé que ce dernier a été victime d’une «violation des droits de l’homme». Il faut dire que le verdict ne surprend guère, car des hommes politiques officiant de la Troïka, au pouvoir après 2011, et en particulier le ministre de la Justice, en l’occurrence Noureddine Bhiri, ont été pointés du doigt et accusés d’avoir emprisonné arbitrairement Jilani Daboussi.
L’internationalisation de l’affaire
La longue incarcération depuis octobre 2011 jusqu’à mai 2014, sans procès, de l’accusé et sa mort quelques heures après sa libération, ont poussé les membres de sa famille et notamment les deux enfants du défunt, Sarah Daboussi Druon, médecin franco-tunisienne native de la ville de Reims en France, et Sami Daboussi à déposer une plainte pour détention arbitraire et torture, avec constitution de partie civile devant le juge d’instruction près le Tribunal de grande instance de Paris le 18 janvier 2017, du fait que le défunt avait la double nationalité franco-tunisienne. La famille a également saisi le comité onusien des droits de l’homme sur la mort du père le 8 mai 2014, quelques heures seulement après sa sortie de prison.
«L’information judiciaire est destinée à faire la lumière sur les circonstances dans lesquelles Jilani Daboussi a été placé en détention provisoire et maintenu pendant 30 mois à la prison civile de Mornaguia par les autorités judiciaires, médicales et politiques du pays», avait publié l’avocat à Reims Gerard Chemla. En avril 2019, la plainte déposée a été jugée recevable.
La recevabilité de la plainte a été de nature à consolider les déclarations de certaines figures de l’opposition qui ont accusé Noureddine Bhiri d’avoir manipulé la justice, alors qu’il était à la tête du département de la Justice et d’être à l’origine de la mort d’un détenu, en refusant sa libération alors qu’il était diabétique et sous dialyse péritonéale. Pour rappel, Bhiri avait, en mai 2012, révoqué 82 juges en l’absence du Conseil supérieur de la magistrature suspendu après les élections de l’ANC. Le retard accusé dans la mise en place d’une nouvelle institution qui puisse superviser la justice avait créé un vide juridique et institutionnel qui a favorisé les abus, selon des partis de l’opposition.
Les retombées ?
Commentant les recommandations du comité des droits de l’Homme, un ancien représentant de la Mission permanente de la Tunisie auprès de l’Office des Nations unies à Genève qui a requis l’anonymat, a déclaré au journal La Presse que «plusieurs plaintes individuelles ont été déposées contre l’Etat tunisien devant le Comité des droits de l’Homme et devant le comité contre la torture ces dernières décennies. Et généralement, le gouvernement coopère avec ces instruments onusiens».
Pour mieux expliquer ce mécanisme, il a cité à cet effet la loi N° 68-30, du 29 novembre 1968 autorisant l’adhésion de la Tunisie au Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le décret-loi n° 2011-3 du 19 février 2011 relatif à l’adhésion de la République tunisienne au Protocole facultatif du pacte international relatif aux droits civils et politiques. «Le juge en Tunisie applique le pacte international puisqu’il est supérieur dans la hiérarchie des lois, mais inférieur à la constitution. Schématiquement, la procédure des plaintes individuelles ressemble à la procédure d’un procès».
Notre interlocuteur explique que le Comité des droits de l’Homme est un organe de surveillance du Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, responsable du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et ses protocoles facultatifs. Il rend des «avis et des recommandations aux 173 États parties du pacte». De façon concrète, outre le mandat qui lui est confié de procéder à l’examen des rapports périodiques des États et d’élaborer les observations générales, le Comité est compétent pour recevoir toute plainte d’un individu se trouvant sur le territoire d’un État qui a adhéré au Protocole et qui s’estime victime d’une violation d’un des droits protégés par le Pacte. La « plainte » de l’auteur est transmise à l’État partie auquel on reproche une violation du Pacte. Le Haut Commissariat aux droits de l’homme écrit alors au gouvernement concerné pour lui demander ses observations sur la communication reçue.
Les constatations du Comité au titre du Protocole facultatif, une décision qui fait autorité
Pour ce qui est des conditions de recevabilité de la «plainte individuelle», «le particulier a épuisé tous les recours internes disponibles, mais cette règle ne s’appliquera pas si les procédures de recours excèdent des délais raisonnables.
Concernant les conséquences des décisions du Comité pour notre pays (obligatoire ou non) il faut signaler que le Comité à adopté une position sur cette question. L’absence au Protocole de dispositions spécifiques ayant pour effet de conférer un effet obligatoire à ses décisions ne signifie pas qu’un État peut librement choisir de se soumettre ou non à ses constatations. Il est d’avis que ses décisions comportent une obligation normative, pour un État pris en défaut, de remédier aux violations constatées par le Comité. Quant au suivi des constatations et décisions, il est assuré par un rapporteur spécial.
La position du Comité sur cette question: «Même si la fonction conférée au Comité des droits de l’homme pour examiner des communications émanant de particuliers n’est pas en soi celle d’un organe judiciaire, les constatations qu’il adopte en vertu du Protocole facultatif présentent certaines caractéristiques principales d’une décision judiciaire. Elles sont le résultat d’un examen qui se déroule dans un esprit judiciaire, marqué notamment par l’impartialité et l’indépendance des membres du Comité, l’interprétation réfléchie du libellé du Pacte et le caractère déterminant de ses décisions. Les constatations du Comité au titre du Protocole facultatif constituent une décision qui fait autorité.
Dans ce même contexte et selon le témoignage d’un autre diplomate, «le Haut-commissariat aux droits de l’homme a une autorité morale, et classe les pays selon des indicateurs bien précis de respect des droits de l’homme. Cette décision pourrait impacter l’image de la Tunisie, ce qui entraîne des conséquences négatives sur l’investissement, le tourisme, etc. Par ailleurs, ces indicateurs sont pris en compte par les différentes institutions internationales et intégrés dans le cadre de toute évaluation concernant notre pays soit sur le plan multilatéral (BM, FMI) ou bilatéral avec les USA et l’UE».
La justice tunisienne n’a pas abandonné l’affaire
Bien évidemment, c’est l’ancien ministre de la Justice Noureddine Bhiri du parti Ennahdha qui est l’accusé principal. Mais, à tout bien considéré, c’est l’Etat tunisien qui a été, provisoirement, épinglé par le Comité des droits de l’homme dans cette sombre affaire.
D’autres rebondissements sont attendus, car il est à signaler qu’en janvier 2022, une enquête sur les circonstances du décès de Jilani Daboussi a été ouverte pour tentative de meurtre avec préméditation, torture et mauvais traitement, conformément aux articles 32, 59, 201, 202, 101 bis et 143 du Code pénal, selon le porte-parole de la Cour d’appel de Tunis.
Rappelons aussi que la chambre d’accusation près la Cour d’appel de Tunis a décidé le 27 novembre 2023 de déférer devant la chambre criminelle près le Tribunal de première instance de Tunis Noureddine Bhiri, accusé de «commettre un attentat ayant pour but de changer la forme du gouvernement, d’inciter les gens à s’armer les uns contre les autres et de provoquer le désordre, le meurtre ou le pillage sur le territoire tunisien», au sens de l’article 72 du Code pénal. La récente demande de sa libération a été rejetée.